Croyances et éthiques

Le capitalisme contient-il les germes de sa propre destruction ?

L’amour de l’argent est le moteur du capitalisme.

Aujourd’hui plus que jamais, notre civilisation repose sur la domination de Chronos, le dieu du temps et des horloges. Ce dernier nous rappelle sans cesse que la vie est courte, qu’elle est une course contre la montre, un compte à rebours qui se terminera par la mort.

La conception du temps joue un rôle fondamental dans la vie économique. L’avenir est, par essence, une notion abstraite et difficilement palpable. Très conscient de cela, la pulsion suicidaire du capitaliste consiste à faire croître son argent de manière exponentielle avant que le temps ne le rattrape. Ainsi, le choix de l’accumulation illimitée lui fera miroiter la fausse perception d’un temps prolongé et d’une sorte d’immortalité. Mais existe-t-il un événement plus sûr que la mort ?

Dans nos pays développés, la mort est si éloignée de nos mœurs qu’elle est à peine compréhensible. Cependant, l’accumulation pathologique vers laquelle notre mode de vie capitaliste nous pousse, montre que nous sommes fondamentalement des êtres angoissés et hantés par la mort.

En effet, l’erreur commune est de croire que le capitaliste n’est motivé que par la maximisation du profit. Plus que cela, son objectif est de battre la moyenne et de dépasser le rendement moyen. Toute son existence est conditionnée par l’impératif de réaliser non pas seulement l’accumulation de richesses, mais l’accumulation différentielle de richesses. Son but immédiat n’est pas le gain isolé, mais le mouvement incessant d’un gain sans cesse renouvelé. En d’autres termes, le capitaliste est dans une quête d’objectifs matériels et cherche toujours à obtenir une immortalité illusoire et factice à travers ses actes.

Au cours de l’histoire, le processus de cette accumulation sans fin a abouti, en particulier pendant la période dite des «Trente Glorieuses», à une forte augmentation de la croissance économique. Mais en 2008, les choses se sont brusquement arrêtées. Les vents ont tourné vers l’Asie et le flot de croissance économique qui avait coulé a finalement commencé à diminuer. Pour les économistes et la plupart de la classe politique qui considéraient la croissance comme l’alpha et l’oméga de l’existence capitaliste, c’était le ciel qui leur tombait sur la tête.

La plus grande illusion du capitalisme a été de canaliser et de détourner toutes les forces annihilatrices (la pulsion de mort) vers une croissance économique censée être éternelle. En psychanalyse, la pulsion de mort est une tendance à la destruction, souvent exprimée à travers des comportements pathologiques comme l’agression. Dans le cas du capitalisme, la pulsion de mort se réfère à la propension à courir après une accumulation infinie de richesses. Par conséquent, la recherche d’une croissance exponentielle et infinie est, dans une large mesure, une recherche de la vie éternelle. N’est-ce pas la grande satisfaction de nos sociétés contemporaines de dire que nous avons vécu en moyenne vingt ans de plus que nos parents ? La réalité est que nos sociétés n’ont pas su résoudre le conflit éternel qu’ont les hommes vis-à-vis de la mort.[1]

Si l’étude de la monnaie a été peu ou prou appréhendée par plusieurs économistes, la triste vérité est que nous comprenons peu la portée sociale et symbolique de cette dernière. Dans notre société moderne, la thésaurisation est évaluée en signes monétaires et retranscrit en raison quantifiée le désir d’incorruptibilité des corps et le déni de la fin individuelle. L’argent amortit les peurs existentielles d’une manière cohérente avec le concept d’immortalité symbolique.[2]

À ce jour, certains milliardaires, déjà invincibles à tous égards, ont décidé qu’ils méritaient également de ne pas mourir. Plusieurs entreprises de biotechnologie, alimentées par les élites de la Silicon Valley, ont mis leur esprit, leur argent et leur machine dans un effort total pour résoudre «le problème de la mort». À titre d’illustration, les fondateurs de Google ont injecté des millions dans l’entreprise de santé Calico. D’autres milliardaires comme les fondateurs d’Amazon ou de PayPal sont des soutiens indéfectibles de Unity Biotechnology, une entreprise espérant lutter contre les effets du vieillissement. Ils en sont convaincus et croient dur comme fer que les hommes capables de vivre mille ans sont déjà nés.[3]

Dans le même esprit, la pratique du taux d’intérêt est significative et intéressante à plus d’un titre. Elle reprend la chrématistique d’Aristote, l’argent qui fait des petits pour faire des petits, comme l’homme, élevant jusqu’au ciel la tour de Babel pour atteindre Dieu.

D’après les analyses de Margrit Kennedy, la singularité du taux d’intérêt est qu’il suit un modèle de croissance exponentielle et tend vers l’infini. Il augmente très lentement au début, puis de plus en plus rapidement, pour finalement monter en flèche de façon presque verticale. Dans le domaine physique, ce modèle de croissance se manifeste lors d’une maladie ou à l’approche de la mort. Le cancer, par exemple, suit un schéma de croissance exponentielle. Il se développe d’abord lentement, même si en constante accélération, et souvent, au moment où il est découvert, il est entré dans une phase de croissance que l’on ne plus arrêter. Dans le monde physique, le schéma de croissance exponentielle s’achève généralement avec la mort de l’organisme vivant et de son hôte.[4]

Le taux d’intérêt, en fait, agit de la même manière. Il est à la structure sociale ce que le cancer est au corps humain. Dans le passé, l’accumulation cancéreuse des richesses a régulièrement fini dans le sang et les larmes que ce soit par les révolutions sociales, les guerres ou les crises économiques.

La monnaie a été sans nul doute l’outil le plus puissant utilisé par l’humanité. Mais ce qui n’était autrefois conçu que comme un moyen pour atteindre une fin est devenu la fin elle-même, et ce qui était une mesure de richesse est devenu la richesse elle-même.

L’« amour de l’argent »[5] est le moteur du capitalisme. D’aucuns se permettent d’enfreindre la morale la plus élémentaire pour essayer de se l’approprier. Cette course sans fin à l’accumulation qui n’est plus régulée par la satisfaction des besoins, mais mue par la seule espérance de gains futurs, esquisse un avenir fait de destruction plutôt que d’abondance.

Il y a quelques années à peine, le consensus général parmi les grandes puissances était que, malgré des problèmes occasionnels, le capitalisme sans foi ni loi resterait le paradigme mondial dominant. Cependant et malgré de longs progrès dans le domaine de la croissance économique, ce dernier est maintenant en proie à une crise de plus en plus profonde.

Les pays développés, dont l’histoire contemporaine est synonyme de capitalisme, ont contraint leurs banquiers centraux à devenir les agents étatiques de réassurance ultime, pourvoyeurs de ressources perpétuelles non générées par l’économie réelle mais nécessaires à la poursuite de leur modèle de société. En transformant tous les problèmes de solvabilité du système économique en problèmes de liquidité, elles ne font que repousser l’effondrement économique toujours plus loin dans le temps.

Mais cela ne pourra empêcher, comme c’est le cas aujourd’hui, le capitalisme de perdre lentement son statut et les populations de se rendre compte des injustices criantes en son sein. L’interdépendance sans précédent de toutes les nations accroît considérablement le ressentiment individuel et le potentiel de destruction globale.

Les grandes puissances ne devraient pas présumer avec arrogance que leur système économique restera à jamais prééminent. Au contraire, elles devraient s’employer à redonner ses lettres de noblesse à la justice et à l’équité.

Pour l’heure, la carcasse capitaliste bouge encore mais elle fatigue. Nous savons pourtant qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie ; que dans la vie comme dans l’histoire de toutes les civilisations, il y a toujours une fin. En somme, «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles». [6]


[1] Bernard Maris, Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2009.

[2] “Money fights the fear of death”, Business Tech, 2013: Money fights fear of death.

[3] Adam Gabbatt, “Is Silicon Valley’s quest for immortality a fate worse than death?”, The Guardian, 2019: Silicon valley immortality blood infusion gene therapy

[4] Margrit Kennedy, Interest and Inflation Free Money, Seva International, 1995, p. 6.

[5] John M. Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants, 1930.

[6] Paul Valery, La crise de l’esprit, NRF, 1930.

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